J'aurais dû comprendre ce qui m'attendait lorsque dans les escalators ce papi s'est tourné vers moi, me lancer avec un visage lumineux :
- La vie est belle!
J'aurais dû le comprendre, avec toutes ces personnes dans la rue et leurs phrases positives et encourageantes sur mon sourire, ma beauté, ma façon d'être, comme ça, déposées en offrande à mes chevilles enflées.
J'aurais dû comprendre que ça allait être une journée de merde.
Mais j'ai rien vu venir.
Entre tous ces aller-retour pour rien, ces objets à rendre qui compriment les doigts, les chaussures bousillées par les rayons du vélo, le sac défoncé par le cambouis de la roue arrière, le résultat du dépistage pas entièrement clean et mes règles proches anéantissant ma capacité à encaisser les aléas, je pensais pas qu'il choisirait ce moment là. A l'ombre d'un parc, après avoir posé ses doigts d'une bienveillance sans borne le long de mon échine rouillée, pour me quitter. Pour m'annoncer que ça fonctionnait pas. Vous savez,
les termes du contrat. Qu'ils n'avaient pas changé de son côté. Qu'il avait toujours autant besoin de légèreté, d'une relation qui coule. Et qu'avec moi, c'était rugueux. Ça frottait. Qu'il ne voulait pas ça. Pas aujourd'hui, ni dans ces conditions là. Qu'il ne voulait pas se forcer.
Il m'a posé tout ça comme un doute, une question m'étant adressée. Qu'est-ce qu'on fait, Anne?
- Fais ce que tu penses être bon pour toi.
Évidemment.
C'est vrai qu'il se forçait de temps en temps.
Pourquoi faisait-il ça?
Il disait souvent qu'il y avait un décalage entre lui et moi. Dans les attentes, la manière d'envisager une relation, c'est sûr. Dans la façon d'aimer. Qu'il lui fallait en moyenne un an et demi pour tomber amoureux. On en riait. On s'en moquait, parfois. Mais il disait aussi qu'il n'avait jamais ressenti autant d'intensité avec quelqu'un. Ce genre d'alchimie là. Il disait qu'il commençait à y avoir une fissure dans le grand mur qu'il s'était forgé. Que si je regardais au travers, je serais sans doute satisfaite de ce qui se tramait derrière. Il disait que ça ne le dérangeait plus tant que ça, si on devait tomber amoureux. Il disait que bien qu'il ait peur de ne pas avoir fini son deuil, qu'il craigne ce que cela implique, il avait envie de partir en voyage avec moi. Qu'il avait envie de me découvrir. Que je l'intéressais. Que je le fascinais. Que je l'attirais. Que je lui faisais peur.
J'ai un peu pleuré dans ses bras.
Environ un dixième de mes larmes retenues.
Puis, doucement, nous sommes rentrés côte à côte. Un vélo entre nous.
On a fait quelques blagues sur le trajet.
Et quand on parlait pas, je me mordais les lèvres.
On s'est dit au revoir à un carrefour.
Il m'a dit
"prends soin de toi".
J'ai eu envie de marcher, au lieu de prendre le métro.
Au bout d'un moment, je me suis rendu compte qu'on avait pris la même route, et que je le voyais s'éloigner dans la circulation, petit à petit.
Je me suis arrêtée à un escalier, y faire dévaler mes lourds sanglots.
Je ne sais d'ailleurs pas pourquoi c'était si lourd.
Parce que j'y ai cru?
Parce que je ne m'y attendais pas?
Que je croyais avoir encore le temps de faire émerger ce qui était important à l'histoire?
Que je le trouvais parfait pour mes déboires? Qu'on avait les mêmes valeurs, mêmes manières d'aborder la vie? Qu'il me plaisait? Qu'il me faisait plus rire que n'importe qui?
La veille, je lui avais confié
"je crois que j'ai peur que tu me laisses".
Et puis, on s'était vus quatre jours d'affilées. Un record pour lui.
Il avait été là quand je n'allais pas bien. En fait, il me guettait. Il n'était pas endormi quand il m'a serrée fort pour sécher mes larmes,
l'autre nuit.
C'était trop, sûrement.
En mon esprit, une voix s'est mise à parler.
D'où elle vient, cette peine?
T'appartient-elle réellement?
Appartient-elle au contexte?
Est-ce qu'elle existe, au moins?
Je me rappelle dans le parc, entre deux larmes essuyées sur son bras, il m'avait sorti assez naïvement :
- C'est si grave que ça?
Non, c'est pas si grave.
D'ailleurs en fait, c'est pas grave.
Ça peut faire mal quand on décide de rouvrir des blessures. D'assimiler une situation à ce qui nous arrive régulièrement et faire des conclusions dramatiques sur la fatalité du destin. De croire qu'on n'arrivera jamais à passer le cap d'un truc bien et que c'est pas pour nous, le bonheur.
Mais Anne, c'était pas ce que t'avais demandé?
Dans une de tes prières d'il y a quelques jours, t'avais pas remercié de vivre ces émotions de crainte de l'abandon, du rejet, de la solitude que tu découvrais émerger en toi et que tu souhaitais ardemment travailler, mettre à rude épreuve? T'avais pas demandé la permission et les occasions de progresser dans ce travail là?
Ce n'est pas exactement ce qu'il se passe?
Ce n'est pas ici, l'occasion?
Ce n'est pas ce que tu as voulu, au plus profond?
Pas qu'on te quitte, non. Mais que tu puisses te libérer de ces émotions là qui t'entravent.
Ok. D'où elles viennent? Pourquoi sont-elles là?
Sont-elles nécessaires à quoi que ce soit? Sont-elles justifiées?
D'ailleurs, as-tu encore besoin ou envie de pleurer sur ton sort?
Non.
D'accord.
Une chiure de pigeon tombe pile à mes pieds.
Je crois que le moment est choisi de se relever.
Une fois rentrée, je ferai un grand ménage. Donner de la place à mon esprit, pour respirer. J'appellerai mon ami joueur de tablas, et on ira chanter des bols face à la mer pendant des heures. Chez moi, je lui lirai des Calvin & Hobbes à haute voix, et on se marrera comme des enfants en mangeant des graines. Il kiffera grave ma cuisine et ça me fera chaud au cœur. Finalement, je me coucherai assez apaisée et le matin, j'ouvrirai les yeux émerveillée par mes rêves de feux d'artifice.
Oui, j'aurais dû comprendre ce qui m'attendait.
J'aurais dû comprendre ce qui m'attendait lorsque dans les escalators ce
papi s'est tourné vers moi, me lancer avec un visage lumineux :
- La vie est belle!