Dans cet amas de mains valseuses, ce slam de gestes innocents, il y en avait une.
Une à l'intention inappropriée au contexte. Une intruse. Une profiteuse.
Elle venait régulièrement me sortir de mes songes artistiques, véhiculant un tout autre discours.
Et beaucoup de suspects potentiels.
Je
décidais de remonter doucement du poignet, au coude, à l'épaule
surprendre l'emmeteur en plein flagrant délit. Mes ongles s'agrippant à
son cou j'ouvrais les yeux sur lui. Ce type à la rencontre atypique,
aux larmes non embrassées. Il m'avait ignorée la moitié de la soirée.
Et maintenant, que voulait-il?
Quel mal lui prenait?
Nous
ne nous étions jamais rapprochés de la sorte. Et je trouvais cela
tellement fourbe de le faire dans l'anonymat des gestes, des corps qui
se chevauchent.
D'un autre côté, si poétique.
Nous avons dansé, tous ensemble.
Ca a duré longtemps. Quand le courant t'emporte, il t'enivre.
Te libère de tes inhibitions.
J'essayais
d'oublier. De me concentrer sur la création, cette masse informe qui
se mouvait d'une même impulsion. Puis il y avait quelqu'un que j'aimais
profondément. Bien que pour sa part à lui, il n'était plus sûr de rien.
Les
musiques se tassent, les gens se dispersent, je décide d'appeler mon
sorcier bienveillant et petit ami de l'époque. C'était un peu ma bouée
de sauvetage. Le phare qui m'éclaire dans mes droites intentions. Je
souhaitais ardemment lui parler de mes doutes. Je n'eus pas de réponse
de la soirée. Un message sur le répondeur, deux textos et quatre appels
manqués plus tard, je fis le choix un peu malgré moi d'abandonner mon
téléphone, prendre sur moi et me méfier de la chaleur ambiante.
Mais
c'était compliqué. En tailleur sur le canapé, le garçon des étoiles à
ma gauche, celui aux larmes non embrassées à ma droite.
L'étau se resserrait.
Nous
étions tous les trois très proches. A ma droite, un peu plus
physiquement. A ma gauche, il y avait beaucoup trop de respect et
d'amour mutuel pour se laisser aller à quoi que ce soit de déviant.
Le pire je crois, c'était le confort de la situation.
C'était
se sentir comme à la maison entre ces deux compères. Et rire, et
philosopher pendant des heures sans quitter ce canapé là, comme des amis
de toujours alors que bon.
On sait que non.
Peut-être que mon ami danseur manouche a eu pitié de moi.
Toujours
est-il qu'alors que la majorité des invités enfilaient leur manteau
d'hiver pour rentrer, ce dernier a attrapé ma main pour me sortir de ma
prison matelassée.
Feeling Good, Nina Simone.
Il a dû le faire exprès.
Ses
doigts se sont rabattus sur les miens et nous avons valsé. Comme au bon
vieux temps, quand danser tous les deux était facile. C'était facile.
Avec lui, swinguer des hanches tout en finesse et sauvagerie, ça n'a
jamais posé aucun problème. Ni aucune question ambiguë qui reste à
jamais sans réponse. J'aime mon danseur manouche. Je l'aime de tout mon
être. Je l'ai toujours dit. Peu importe la forme. Et alors que nous nous
tenions avec une nonchalante robustesse, que nous accaparions l'espace
et la vitesse, je me suis mise à chanter "birds flying high, you know how I feel".
C'était magique. C'était ma délivrance.
Mon moment d'extase et de plénitude.
Sans
perdre le rythme, mon danseur manouche m'a fait tourner, tourner.
Jusqu'à la fin, clou du spectacle, des tours sur moi-même sans
interruption. Nous nous rapprochions de la dizaine et je commençais à
chanceler sévère, mais il n'a pas faibli et à continué son manège,
jusqu'à la dernière note de musique. Là, il m'a délicatement déposée en
esquissant le pas de danse final, moi qui ne tenait plus debout,
déséquilibrée, il m'a déposée sur le canapé et j'ai atterri dans une
souplesse et une douceur incroyable entre de grands bras. Tout contre ce
garçon aux larmes non embrassées.
Peut-être se rattrapait-il aujourd'hui? Pour les embrassades.
Peut-être s'étaient-ils donné le mot.
Cette
sensation d'atterrissage molletonné restera gravée en mon épiderme.
Complètement exaltée et ouverte par la danse, me retrouver contre le
corps de ce mystérieux jeune homme m'a fait l'effet d'une défonce à la
montée fulgurante. Stone, mon être s'est laissé manipuler par l'ivresse
des sens. Sa main a escaladé mon échine, le long de ma nuque et ses
doigts ont saisi mes cheveux avec une fougue maitrisée. Les frissons ont
parcouru mon crâne et j'étais finie. Ma raison, en charpie. Ma
prudence.
J'étais à lui. Durant ces dix secondes.
Je me suis cambrée de plaisir, comme un félin que l'on caresse.
Il s'est soudain levé du divan et a prétexté qu'il devait s'en aller maintenant.
Protestations du garçon des étoiles et moi-même en choeur : "mais non, reste! reste dormir ici avec nous!"
Qu'avais-je dit...
Le fait est qu'il était venu avec quelqu'un.
Une amie à lui.
Et qu'ils devaient repartir ensemble.
Je
l'observais de loin négocier avec elle, qui ne voulait pas rentrer sans
lui. Elle était pas mal bourrée. Il essayait de la convaincre de rester
aussi, mais elle n'avait pas envie. Il a fait la girouette de la
décision. Il revenait s'assoir sur mes genoux, comme si c'était normal.
Puis après il nous disait qu'il devait être chez lui tôt le matin du
lendemain et que ce n'était pas raisonnable, qu'il fallait qu'il prenne
un vélib, que ce n'était pas si loin, qu'il valait mieux qu'il se couche
tôt...
Je n'ai plus rien dit. Il était sur moi, et n'a
plus quitté cette place jusqu'à la fin de la soirée. J'avais son dos
contre mon visage. Il fait bien une tête de plus que moi. Je n'ai pas pu
m'en empêcher. Mes doigts sont venu grattouiller sa colonne. J'avais
besoin de toucher. Mais tout en retenue. Parce que je ne me laissais pas
vraiment le droit. A un moment donné, il s'est levé à nouveau. Il est
allé annoncer à son amie qu'il resterait dormir ici et lui a dit au
revoir. Ca avait le mérite d'être clair.
Nous avons mon
garçon des étoiles, celui aux larmes non embrassées et moi-même déplié
le clic clac du salon sur lequel nous étions assis depuis le début. Mon
ami danseur, maitre de maison l'a-t-il fait exprès? Toujours est-il
qu'il nous a annoncé qu'il y avait déjà quelqu'un qui dormait là pour
sur, ainsi que le garçon des étoiles, qui était hébergé ici la semaine.
On y rentrait à trois, mais il n'y avait plus qu'une place disponible entre le
garçon aux larmes non embrassées et moi. Dilemme.
Je
lui ai soufflé à l'oreille que je ne voulais pas dormir avec mon ex. Que
je ne voulais pas de place dans ce lit là. Il m'a rassuré : "ne t'inquiète pas, on va se trouver un endroit".
On.
Mais
le danseur manouche, assez autoritaire, nous a réparti dans les pièces.
Nous avons eu beau trouver des prétextes, il les a rapidement balayés
par une organisation du dortoir bien personnelle. Qu'importe. A la fin,
nous dormions dans la même chambre. Et tout un tas d'autres
pensionnaires des tapis de sol qui nous séparent.
Bien que légèrement déçue, j'ai poussé un soupir de soulagement en m'abandonnant au sommeil.
Intérieurement, j'ai remercié mon ami danseur d'avoir pris, bien qu'inconsciemment, un choix crucial à ma place.
Puis j'ai souri, satisfaite.
J'ai remercié la vie de me protéger de mes inconstances.
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Du temps à tuer?